T. Guillabert-Madinier: Les Combats de Carnaval et Réformation

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Titel
Les Combats de Carnaval et Réformation. De l’instrumentalisation à l’interdiction du carnaval dans les Églises luthériennes du Saint-Empire au XVIe siècle


Autor(en)
Guillabert-Madinier, Tiphaine
Erschienen
Neuchâtel 2021: Éditions Alphil
Anzahl Seiten
424 S.
von
Marion Deschamp, Institut für Geschichtswissenschaft (Institut d´Histoire), Universität Neuenburg (Université de Neuchâtel)

Ce passionnant ouvrage, issu de la thèse de doctorat de l’auteure, retrace avec minutie l’histoire d’un progressif désamour conduisant au divorce, celui de Carnaval et de Réformation. Le contexte est celui du Saint-Empire au XVIe siècle, terrain privilégié des affrontements confessionnels entre catholiques et protestants suite aux réformes religieuses initiées par Luther. Le carnaval, temps de réjouissances marqué par ses pratiques festives mais aussi subversives et précédant dans le calendrier traditionnel l’entrée en Carême, temps d’abstinence et pénitence, devient d’emblée un outil au service du combat de la Réformation contre l’Église de Rome. Son potentiel de dérision et de contestation, permettant notamment de dénoncer par le rire les vices de la société ou de renverser, ne serait-ce que dans le temps suspendu de la fête, les hiérarchies traditionnelles et les autorités en place, est par trop efficace pour ne pas être dirigé par les réformateurs contre la «fausse Église de carnaval», dont il s’agit de faire tomber le masque. Mais cette alliance heureuse entre Carnaval et Réformation pour dire et performer la rupture religieuse semble n’avoir qu’un temps. Elle laisse petit à petit place à des réserves, des désapprobations et finalement des mesures de prohibition du carnaval dans les territoires passés à la foi rénovée. Comment expliquer cette évolution? Qui distille, et pourquoi, cette méfiance face à des comportements jugés non seulement contraires à l’ordre social et politique mais désormais aussi anti-chrétiens? Et quelles résistances accompagnent, en milieu luthérien, l’imposition de ces nouvelles normes participant de la construction des identités confessionnelles? Ce livre s’emploie précisément «à saisir ce mouvement de basculement d’une séquence d’instrumentalisation du carnaval à son rejet […] et à détailler les conditions spirituelles, théologiques et politiques de cette ‹entrée en interdiction›» (p. 23).

Croisant habilement les acquis de la recherche aussi nombreux que divers dans leurs approches et méthodologies sur l’objet «carnaval» (de la Volkskunde allemande à l’anthropologie historique) ou sur le registre «carnavalesque» (Bakhtine) à l’oeuvre dans le langage, les représentations ou les pratiques du quotidien, l’auteure propose encore d’inscrire sa recherche dans le champ des études sur la confessionnalisation. Elle met en avant le fait que l’un des moments-clés dans l’évolution des rapports entre le luthéranisme et le carnaval correspond à la paix d’Augsbourg de 1555. Celle-ci inaugure le temps de l’institutionnalisation des Églises territoriales et donne au politique un rôle majeur dans l’imposition de nouvelles normes religieuses, grâce notamment à l’outil de la disciplinarisation. L’argumentation se déploie à partir d’études de cas ordonnées de manière chronologique, privilégiant un auteur (Luther, Sarcerius), un espace (Nuremberg, le duché de Palatinat-Deux-Ponts) ou un type de sources particulières (sermons, gravures, etc.). Si l’auteure renonce ainsi à toute ambition exhaustive et manque parfois de vue synthétique, elle parvient en revanche, grâce à une attention précise portée aux contextes, à proposer des analyses d’une grande finesse qui ont aussi le mérite de rappeler la pluralité des réponses adoptées vis-à-vis du carnaval au sein même des Églises luthériennes.

La première partie de l’ouvrage, centrée sur les décennies 1520–1540, s’intéresse à «la rhétorique carnavalesque de combat» déployée par les réformateurs de première génération, Luther en tête, pour mettre l’Église sens dessus dessous. Puisant dans les représentations populaires, la tradition anticléricale de la Narrenliteratur ou la thématique de la folie biblique, le langage carnavalesque ainsi forgé est loin d’être original. Il excède cependant la dénonciation moralisante classique des abus de l’Église pour revêtir un enjeu sotériologique. Ainsi, le recours au langage outrancier et moqueur permettrait paradoxalement de reconquérir une parole d’autorité et «dénoncer la confiscation du monopole du discours sur le salut par l’Église» (p. 134). Surtout, cette rhétorique rompt la communication avec les clercs pour mieux interpeller le peuple en cherchant à agir comme «levier de conversion et de mise en action». On pourrait ainsi en mesurer les répercussions dans les autres performances carnavalesques (processions parodiques, jeux, chansons satiriques) qui participent à marquer symboliquement la rupture avec Rome.

Comment dès lors comprendre le désaveu progressif que subissent les manifestations carnavalesques aux yeux des théologiens luthériens, notamment de seconde génération? La deuxième partie de l’ouvrage se penche sur ce retournement, au moment où, la Réforme cherchant désormais à se pérenniser, le recours à la rupture et à l’inversion carnavalesque n’a plus de sens. Le carnaval bénéficie d’abord d’une situation d’entre-deux et résiste aux premiers coups de boutoir contre sa tenue, car il est considéré comme utile dans l’entretien des sociabilités traditionnelles et dans la purgation des émotions populaires. Les abus et dérèglements sont toutefois de plus en plus encadrés, comme c’est le cas à Nuremberg, avec la suppression du Schembart. Petit à petit, cependant, ce ne sont plus les origines profanes du carnaval qui sont mises en avant pour légitimer sa sauvegarde (alors que Carême, taxé de de cérémonie papiste, est d’emblée supprimé), mais sa ressemblance à un rite anti-chrétien et idolâtrique (dédié au Dieu du Ventre) qui est soulignée. Certains théologiens cherchent alors à remplacer les réjouissances traditionnelles par une «fête spirituelle » plus en accord avec les préceptes évangéliques.

L’invention de nouvelles normes religieuses, qui se lit à travers les rapports de visites pastorales ou les ordonnances ecclésiastiques, n’a pourtant qu’une portée limitée sur les comportements des fidèles. Si le clergé luthérien rencontre de nombreuses résistances, il peut toutefois compter sur l’action de plus en plus déterminante des autorités temporelles, détentrices depuis la paix d’Augsbourg du jus reformandi et jus episcopalis. C’est bien dans le cadre de la construction territoriale des Églises luthériennes, étudiée dans la dernière partie, que se mettent en place des mesures concrètes de restriction et d’interdiction du carnaval. Le cas du duché de Palatinat-Deux-Ponts, territoire morcelé et en contact sur plusieurs fronts avec des espaces catholiques, est à ce titre particulièrement intéressant. Le carnaval y est l’objet d’une judiciarisation croissante qui traduit une volonté toujours plus forte de disciplinarisation sociale. Lorsque le duché passe à la Réforme calviniste à la fin de la décennie 1580, le poids de la discipline semble encore être renforcé, pour devenir une marque du changement confessionnel. Il n’empêche. Les mobilités sociales et spatiales traditionnelles, faisant souvent fi des frontières religieuses, permettent aux fidèles de s’accommoder de différentes manières des changements imposés. Le lecteur pourra regretter, parfois, que le contrepoint catholique (notamment dans les États territoriaux limitrophes des espaces étudiés) ne soit pas toujours explicité. Il reste que cette étude convainc pleinement à considérer les combats de et contre Carnaval comme l’un des terrains visibles de l’affrontement religieux et de la construction des cultures confessionnelles à l’époque moderne.

Zitierweise:
Deschamp, Marion: Rezension zu: Guillabert-Madinier, Tiphaine: Les Combats de Carnaval et Réformation. De l’instrumentalisation à l’interdiction du carnaval dans les Églises luthériennes du Saint-Empire au XVIe siècle, Neuchâtel 2021. Zuerst erschienen in: Schweizerische Zeitschrift für Geschichte 73(3), 2023, S. 374-376. Online: <https://doi.org/10.24894/2296-6013.00134>.

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